Un ancien rapporteur spécial de l’ONU exige l’interdiction d’un logiciel espion

David Kaye dans le comité
D. Kaye avait déjà mis en garde en 2019 contre le fait que la surveillance par le logiciel espion entraînait des arrestations arbitraires et des tortures (capture d’écran : multimedia.europarl.europa.eu)

L’ancien rapporteur spécial des Nations Unies David Kaye exige une interdiction du logiciel espion. Il a expliqué devant la commission d’enquête du Parlement européen qu’il avait des doutes sérieux quant au fait que ces technologies satisfassent un jour aux exigences des accords internationaux sur les droits de l’homme.

D. Kaye a été rapporteur spécial des Nations Unies pour la liberté d’expression de 2014 à 2020 et a eu affaire à des logiciels espions lors de ce mandat. La semaine dernière, il a été entendu à titre d’expert par la commission d’enquête du Parlement européen chargée de Pegasus.

Il l’a avertie que les technologies de surveillance telles que Pegasus permettent à des intrus d’espionner toute la vie numérique des personnes. Cela comprend aussi bien la communication des victimes que leurs contacts, données de localisation et habitudes de navigation. Le logiciel espion ne fait pas la distinction entre objectifs de surveillance légitimes et illégitimes.

Risques pour les droits fondamentaux

Selon D. Kaye, l’utilisation du logiciel espion comporte de grands risques pour les droits fondamentaux – des mesures à l’échelle mondiale sont donc nécessaires de toute urgence. En raison de la surveillance, poursuit-il, les individus doutent de la confidentialité de leur communication et risquent par conséquent de se retirer des débats privés et publics. Dans les sociétés démocratiques, ce comportement est fatal lorsqu’il concerne des professionnels des médias, des défenseurs des droits de l’homme ou des politiciens.

Cela concerne également les personnes ayant un lien avec les objectifs d’espionnage, comme des sources journalistiques. D. Kaye met en garde contre l’apparition d’un effet dissuasif : les personnes risquent de pratiquer l’auto-censure si elles ne savent pas si elles sont surveillées ou non – par exemple parce qu’elles font partie d’un groupe d’activistes pour les droits de l’homme, qui est espionné par certains gouvernements.

Qu’est-ce que Pegasus ?

Pegasus est un logiciel espion de l’entreprise israélienne NSO Group. Ce logiciel espion est capable de prendre complètement le contrôle d’un appareil infiltré et d’activer subrepticement la caméra et le microphone – ou de copier l’intégralité des données. Il lui est aussi possible de consulter les données de localisation et de lire les mots de passe. Le programme de surveillance fait, depuis des années, l’objet de critiques concernant de possibles violations des droits de l’homme.

Par ailleurs, le logiciel d’espionnage n’interfère pas seulement avec les droits sur le respect de la vie privée et la liberté d’expression mais peut aussi violer le droit à la liberté de réunion. Son utilisation peut aussi conduire à de graves infractions comme l’interdiction de torturer ou le droit à un procès en bonne et due forme.

En raison de la lourde menace contre les droits fondamentaux que représente le logiciel espion, des États ont dû prouver expressément qu’une telle ingérence était justifiée. Les gouvernements utilisant le logiciel espion et les fournisseurs avancent généralement comme arguments la menace de la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme. D. Kaye a critiqué le fait que les États utilisateurs et les fournisseurs du logiciel espion se cachent derrière le secret d’État, des accords contractuels « et d’autres excuses » au lieu de prouver pour quelle raison l’utilisation de ce logiciel est nécessaire. Étant donné qu’aucune preuve n’est avancée, on peut en conclure que le logiciel espion « va à l’encontre de plusieurs principes essentiels des normes internationales sur les droits de l’homme ». Pour limiter par exemple le droit à la vie privée, une mention générale de la sécurité nationale ne suffit pas. En raison des principes directeurs des Nations Unies pour l’économie et les droits de l’homme, les fournisseurs du logiciel espion sont également tenus d’empêcher ou de réduire les violations des droits de l’homme provoquées par leurs activités.

Moratoire comme « sanction minimale »

D. Kaye a expliqué qu’il avait de sérieux doutes sur le fait que les technologies de surveillance avec les capacités de Pegasus puissent un jour satisfaire aux exigences des accords internationaux sur les droits de l’homme – leur utilisation doit donc être considérée comme illégale. Il a donc appelé la Commission à envisager une interdiction de l’utilisation et de l’exportation de ce type de technologies de surveillance.
Mais le minimum est qu’un moratoire international soit prononcé concernant le développement, la commercialisation, la vente, la transmission et l’utilisation de tels logiciels espions. Cela doit s’appliquer jusqu’à ce qu’une surveillance contre les chevaux de Troie et des contrôles d’exportation internationaux soient assurés.

D. Kaye avait déjà exigé ce type de moratoire en 2019 alors qu’il était rapporteur spécial des Nations Unies. Il avait déjà mis en garde contre le fait que la surveillance d’individus conduit à des arrestations arbitraires, des tortures et probablement des morts.

L’année dernière, plusieurs expertes et experts des droits de l’homme des Nations Unies, dont Irene Khan qui a succédé à D. Kaye, ont exigé un tel moratoire. Ils ont averti du danger pour la démocratie et qualifié les technologies de surveillance de « dangereuses et potentiellement mortelles ».

Des organisations comme Reporters sans frontières et Amnesty International exigent depuis longtemps un moratoire. Vendredi dernier, l’organisation pour la défense des droits de l’homme a remis une pétition à l’assemblée générale des Nations Unies l’appelant à prononcer un moratoire international concernant l’utilisation et le commerce des technologies de surveillance.

Markus N. Beeko, secrétaire général d’Amnesty International en Allemagne a déclaré à ce propos : « Nous avons enfin besoin de mécanismes contraignants pour la protection des droits de l’homme concernant l’exportation et l’utilisation de technologies de surveillance. Les États membres des Nations Unies ne doivent plus utiliser ni accepter les logiciels espions comme outils d’oppression. D’ici à ce que cela soit le cas, un moratoire global et immédiat pour l’exportation de spyware est nécessaire.

Le délégué européen à la protection des données personnelles exige également une interdiction

À la mi-février, le délégué européen à la protection des données personnelles, Wojciech Wiewiórowski, s’est déclaré, lui aussi, en faveur d’une interdiction dans l’UE des logiciels espions ayant les capacités de Pegasus. De tels programmes menacent les libertés et droits fondamentaux des individus mais aussi la démocratie et l’État de droit. Leur utilisation est donc incompatible avec les valeurs démocratiques de l’Union Européenne.

La commission d’enquête du Parlement européen chargée de Pegasus a été mise en place au printemps pour vérifier si des États membres de l’UE utilisant le logiciel espion ont enfreint la législation de l’Union – par exemple la charte européenne des droits fondamentaux ou la protection des données personnelles.

Sa mise en place avait été motivée par des rapports indiquant que des gouvernements de l’UE utilisaient de manière illégale le logiciel espion : ainsi, des journalistes en Hongrie et des contestataires en Pologne ont été espionnés. En Espagne, des politiciens ont été surveillés. Dernièrement, il a été relaté qu’un journaliste avait été surveillé par le logiciel espion en Grèce et que le téléphone mobile d’un politicien de l’opposition avait été infiltré.

Les membres de la commission se sont rendus dans les pays concernés pour parler avec des politiciens et des victimes. Mais le travail s’avère difficile : des représentants des ministères polonais de l’Intérieur et de la Justice avaient notamment refusé une rencontre avec les membres de la commission en septembre. (js)